Quelques semaines après le lancement du plan pour la ruralité, le Sénat a invité, jeudi 7 novembre, à porter « un autre regard » sur la campagne. Nombre de territoires parviennent en effet à prospérer loin ou à l’ombre des métropoles, et ce, quelle que soit l’échelle (commune, pays, interco…). Mais l’inégalité d’accès à l’ingénierie territoriale est une préoccupation très partagée par les élus. Un défi pour la future ANCT.
« Décomplexer la ruralité », « ruraliser la pensée », « la ruralité n’est plus ringarde »… Sénateurs et élus locaux se sont évertués, jeudi 7 novembre, à « porter un autre regard » sur la campagne, lors d’un colloque organisé au Palais du Luxembourg par la délégation aux collectivités territoriales du Sénat sur le thème : « Les collectivités territoriales, leviers de développement des ruralités ».
« La ruralité, ce ne sont pas des territoires qui gémissent, mais qui, à partir de réelles difficultés, s’organisent, se battent », a ainsi clamé Jean-Marie Bockel, le président de la délégation, précisant que le fruit de cette rencontre sera adjoint à un rapport qui sera publié « fin novembre ». « Comment passer du discours aux actes ? Le discours tout le monde y vient aujourd’hui », a appuyé Pierre Méhaignerie, maire de Vitré (Ille-et-Vilaine).
Plusieurs programmes ont été lancés ces derniers mois qui marquent un changement de tropisme, favorisé par la crise des gilets jaunes. C’est notamment le cas du plan d’actions pour la ruralité lancé par le Premier ministre Edouard Philippe à Eppe-Sauvage (Nord), le 20 septembre, inspiré des mesures de la mission Agenda rural. Mais « je ne signe pas un chèque en blanc » a prévenu le sénateur de la Nièvre Patrice Joly, l’un des cinq membres de cette mission (en qualité de président de l’association des Nouvelles ruralités). Sur les 200 mesures de l’Agenda rural, le gouvernement a indiqué en avoir retenu 173. Le sénateur en comptabilise 121. Or celles qui manquent, notamment dans le PLF 2020, ce sont « celles qui coûtent de l’argent », a-t-il mis en garde.
Dans un message vidéo diffusé au début de la rencontre, la ministre de la Cohésion des territoires, Jacqueline Gourault, a pourtant annoncé que la mise en œuvre du plan serait suivie de près. « C’est la première fois qu’un plan d’actions d’une telle ampleur n’a pas été élaboré depuis Paris », a commencé par dire la ministre. Le Premier ministre réunira par deux fois un comité interministériel aux ruralités « pour assurer le suivi des mesures », a-t-elle poursuivi (à noter que la formule de ces comités existait déjà sous François Hollande). Un premier comité se tiendra « début 2020 ». Par ailleurs, « un comité de suivi » se réunira chaque mois, notamment avec des membres de la mission Agenda rural, pour faire le point. Un premier rendez-vous est fixé « mi-novembre ».
« Ne pas mésestimer ce sentiment de marginalisation »
Alors que beaucoup d’élus s’interrogent sur ce catalogue de mesures, le président du Sénat Gérard Larcher a loué la « réponse différenciée » apportée par le gouvernement. Car « c’est de la diversité que peut venir une forme de renouveau ». « Entre mondialisation, financiarisation et métropolisation, s’est développé le sentiment d’une France à l’écart », a-t-il souligné. « Il ne faut pas mésestimer ce sentiment de marginalisation. »
Plus retors est le président du département de la Corrèze Pascal Coste pour qui ce plan est une « grande foutaise ». Depuis la loi Notre qui a mis en scelle le couple région-métropole (en particulier dans le domaine économique), la défiance est grande chez les élus départementaux comme chez les maires. Et si Rachel Paillard, maire de Bouzy et vice-présidente de l’Associations des maires de France (AMF), assure porter un « regard bienveillant et vigilant » sur les mesures du projet de loi Engagement et proximité en faveur des maires, ces derniers « terminent un mandat éprouvant », sur fond de baisses financières et de suppression de la taxe d’habitation, de « bigbang des grandes intercos », a-t-elle rappelé. Autre point positif toutefois : les opérations de revitalisation de territoire (ORT) de la loi Elan amènent selon elle à « réfléchir autrement à la gouvernance ».
Quatre séquences ont émaillé cette journée suivant les travaux des quatre rapporteurs de la délégation : « inscrire la ruralité dans un projet de territoire », « nouer des alliances et articuler les territoires », « repenser et adapter l’offre de services aux habitants », « organiser l’ingénierie territoriale »… Mais, quel que soit le sujet traité, l’ingénierie territoriale revient comme le nerf de la guerre. A condition d’avoir des idées. « Un grand nombre de territoires n’ont pas de projet de territoire », a pu constater le sénateur du Gers Raymond Vall. « On ne peut pas revendiquer des aides si on n’a pas, dès le départ, des hommes et des femmes qui ont quelques idées. »
Ambassadeurs des territoires de la réussite
Alors le Sénat a convoqué les ambassadeurs de ces territoires de la réussite. A commencer par le maire de Vitré, Pierre Méhaignerie, dont l’exemple, systématiquement mis en avant, amènerait presque à croire qu’il est l’exception qui confirme la règle. Condamné au déclin il y a deux décennies, la ville affiche un taux de chômage de « 4,6% », a-t-il mentionné, mettant son succès sur le compte d’un savant mélange de volontarisme, « d’optimisme et de confiance ». Mais aussi de la qualité de vie. « La course aux champions des kilomètres de bouchon peut se retourner contre les habitants », a tancé l’ancien ministre se remémorant une ancienne étude de l’Odis classant l’Ile-de-France à l’avant-dernière place des régions pour ses performances sociales, alors qu’elle est première (et de loin) pour le PIB. Dans ce même classement, les régions qui obtiennent les meilleurs résultats en termes de performances et de cohésion sociale sont les Pays de la Loire et la Bretagne, deux régions historiquement marquées par un centralisme moins fort. Mais aussi par un important tissu de PME. Pour Pierre Méhaignerie, « c’est la clé de la compétitivité ».
Non loin de là, le Pays de Retz (Loire-Atlantique) a connu une trajectoire tout aussi spectaculaire, à partir d’une situation bien différente. Car il s’agit ici d’un « territoire rural sous influence » de la métropole nantaise. Classée dans la diagonale du vide il y a vingt ans, la petite commune de Sainte-Pazanne connaît aujourd’hui « le plus fort développement de population de Loire-Atlantique », a témoigné son maire, Bernard Morilleau, président du pays de Retz, se félicitant du désir de campagne d’une grande partie de la population, comme l’a montré un récent sondage Cevipof pour l’AMF. L’élu s’est engagé dans une « coopération » avec Nantes, dans le cadre d’un contrat de réciprocité, le 4e du genre en France, signé en avril dernier. Le contrat s’accompagne d’un projet alimentaire territorial : « On produit quatre fois plus que ce que l’on consomme et la métropole est dans la situation inverse, on est dans un rapport 80/20 », a argumenté le maire. Ce dernier a pourtant émis un « regret » : « Il faut bien y mettre des moyens sur les PETR » (pôles d’équilibre territoriaux et ruraux).
Inégalités d’accès à l’ingénierie
Nombreux sont les élus à déplorer le recul de l’Etat territorial, alors que, comme l’a souligné le sénateur du Cantal Bernard Delcros, l’inégalité d’accès à l’ingénierie « crée des inégalités territoriales ». « Plus l’Etat recule, plus le peu qui reste c’est contrôleur des travaux finis. On a un Etat qui n’a plus de poids sur sa propre administration », a ouvertement critiqué Pascal Coste, se disant favorable à la suppression du statut de la fonction publique afin de pouvoir recruter des ingénieurs territoriaux sur la durée de missions.
Autant dire que l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) est attendue de pied ferme. « Il faut un Etat autre sur les territoires. Nous avons affaibli l’Etat territorial » au profit des agences, a constaté Gérard Larcher : « Il faut un Etat qui aide en matière d’ingénierie », mais « attention à ce qu’on ne se marche pas sur les pieds (…) N’ayons pas le génie français du doublon absolu ». « J’espère que l’ANCT fournira soit des moyens d’intelligence soit d’ingénierie », a appuyé Raymond Vall.
Parfois, les élus ont recours à la débrouille et n’hésitent pas à faire appel aux compétences de leurs habitants. C’est le cas à Joigny (Yonne). Dans cette « ville martyre de la RGPP » (qui a notamment connu la fermeture d’une caserne), la municipalité a sollicité « l’ingénierie participative », en créant une Scic avec les habitants pour développer le haut débit, a témoigné Nicolas Soret, président de la communauté de communes du Jovinien (vice-président de l’Association des petites villes de France)..
Alors, pour le sénateur de Meurthe-et-Moselle Jean-François Husson, « ces sujets-là, c’est ce qui fait la différence entre l’intelligence artificielle, qui donne la trouille, et le génie humain ».