« Le destin contrarié de la décentralisation » : l’exposé d’Arnaud Duranthon en réunion des DGS

Une étude au titre évocateur. Écrite à la demande de Départements de France, sur proposition du groupe de travail institutionnel présidé par Jean-Léonce DUPONT, Vice-président de DF et s’appuyant sur la synthèse de l’expression politique de 80 Présidents de Départements, « le destin contrarié de la décentralisation » du professeur Arnaud Duranthon, a été rendue publique lors des Assises de Strasbourg des 8, 9 et 10 novembre dernier. Elle sera publiée en mai prochain aux éditions Mare & Martin au moment où la mission Woerth rendra ses conclusions.

Dans son étude, le professeur en droit public, Arnaud Duranthon, part à la recherche du sens d’une décentralisation qui s’est perdue dans l’enchevêtrement des réformes territoriales, désormais à la recherche d’efficacité ou de performance. L’organisation administrative française semble surtout répondre à un questionnement technique émanant de l’État alors qu’il faudrait se demander pourquoi et comment décentraliser ?

Il nous rappelle qu’au XIXème siècle, la décentralisation avait une définition politique puisqu’il s’agissait de lutter, avec le courant libéral, contre un puissant État centralisateur qui niait toute diversité au nom d’une conception uniformisatrice de l’idée de nation. En réaction, Benjamin Constant puis Tocqueville ont incarné ce mouvement d’affirmation des libertés locales jusqu’au fédéralisme pour le premier !

L’œuvre législative des débuts de la IIIème République a incarné le temps des valeurs démocratiques et redonné une place importante aux échelons territoriaux qu’étaient le Département et la Commune et cette période a marqué le véritable acte I de la décentralisation.

Le véritable acte II de la décentralisation de 1982 a reconnu l’Exécutif départemental, créé la collectivité territoriale régionale, et surtout réparti les compétences entre l’État et les collectivités territoriales par « Blocs de compétences ». Puis, l’intercommunalité à fiscalité propre a remplacé les syndicats de communes et le couple Région/ EPCI allait se substituer au couple Commune/ Département. Le droit de la décentralisation s’est technicisé notamment en matière de gestion de l’eau et de l’assainissement.

Le sociologue Jacques Ellul a parfaitement expliqué en 1977, l’origine et le fonctionnement du système technicien, lequel a complexifié le droit et « pris en otage » notre organisation territoriale dans un mouvement de changement permanent. Ce puissant phénomène a accéléré la perte de sens de la décentralisation et a inauguré l’ère de l’aménagement du territoire à partir de 1963, dont la Métropole ou la Région sont les enfants. Le territoire a perdu son importance géopolitique, bâtie autour d’un espace vécu, au profit d’un espace utile.

La décentralisation politique a été remplacée par des réformes territoriales « hybridées de néo-libéralisme » et les élus ont été considérés comme des « entrepreneurs territoriaux ».

Avec le décret du 14 décembre 1789, le droit a remplacé les communautés locales traditionnelles par les communes dotées d’un régime juridique, et ces dernières sont devenues très rapidement une nouvelle réalité sociale locale. Les collectivités publiques ont obtenu des compétences qui sont entrées dans des « blocs de compétence », en même temps que disparaissait l’intérêt public local !

Au-delà de l’exacerbation de la concurrence entre échelons, l’étude s’attaque aux contrôles administratifs et financiers qui pèsent lourdement sur les budgets territoriaux. Mais surtout, l’érosion continue de la ressource fiscale depuis 15 ans, a été remplacée par les transferts de l’État et cette tendance est le signe d’une territorialisation de l’action publique locale.

En 2022, les transferts financiers représentaient en moyenne pour l’ensemble des échelons 50 %. Pour les Départements, ce chiffre était de 36 % en 2019 et 76 % en 2022 ! Cette rupture du lien fiscal entre le citoyen et la collectivité a eu pour effet de transformer l’usager en consommateur et d’affaiblir gravement la démocratie locale.

Échanges avec les Directeurs généraux

Une fois l’étude analysée, les Directeurs généraux ont convenu que la décentralisation était une réalité méconnue qui devrait être enseignée à l’école et que son encadrement sur le plan financier s’apparentait à une tutelle. Tout comme le principe constitutionnel de libre administration, très mal défendu par le juge constitutionnel.

Ils ont également conclu que le climat d’immobilisme et de verticalité bloquait toute évolution malgré les bons résultats des politiques décentralisées. Avant de se demander s’il ne faudrait pas que les élus locaux renversent la table avec force afin de sortir du système technicien ?

La mise en œuvre de la théorie des blocs de compétence a appauvri la vision de nos élus et réduit l’efficacité des politiques publiques de proximité. Aussi, il serait certainement très utile de revenir à la clause générale de compétences qui a fait la réussite de la décentralisation.

La question qui se pose aujourd’hui est peut-être celle de la fin de la décentralisation dans un État unitaire comme la France, où on a le sentiment que l’action publique locale a atteint ses limites. Comme le rappelle Arnaud Duranthon, en citant Montesquieu : « Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare ; et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante… ».

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