Thématique – 5

La différenciation : la concurrence des territoires ?

La différenciation permet le transfert, au bénéfice d’une collectivité particulière, de compétences ou de modalités d’exercice d’une compétence particulière qui la distingueront alors des autres collectivités de sa catégorie.

Très largement pratiquée outre-mer au sein des DROM-COM, la technique n’est pas nouvelle. En métropole, la création de collectivités territoriales à statut particulier, comme cela est le cas pour les communes de Paris, Lyon et Marseille ou la collectivité territoriale de Corse y a longtemps été préférée afin de préserver l’uniformité statutaire. La naissance en 2021 de la collectivité européenne d’Alsace constitue ainsi le premier exemple métropolitain d’une différenciation des compétences, au sein de la catégorie départementale.

En permettant à certaines collectivités – celles qui le peuvent – d’être renforcées par de nouvelles compétences, la différenciation rompt ainsi le lien entre égalité et uniformité postulé par les révolutionnaires et soulève d’importants enjeux de lisibilité de l’organisation de l’action publique.

La collectivité européenne d’Alsace, première expérience métropolitaine de différenciation

La promulgation le 2 août 2019 de la loi n° 2019-816 relative aux compétences de la collectivité européenne d’Alsace a signé la fin d’un long marathon politique et juridique à l’occasion duquel l’État et les élus des départements alsaciens du Bas-Rhin et du Haut-Rhin ont cherché à donner une réponse au « désir d’Alsace » né de l’intégration, par la réforme du découpage régional de 2015, de l’ancienne région Alsace à la région Grand Est. Afin de faire face à la contestation alsacienne de la région Grand Est, une fusion des départements au sein d’une nouvelle collectivité départementale nommée « collectivité européenne d’Alsace » a été décidée. 

Cette différenciation du nom s’est accompagnée de l’attribution à la collectivité de compétences additionnelles dans le champ du tourisme, de la coopération transfrontalière, du bilinguisme et de la gestion des routes. La CEA constitue ainsi la première collectivité territoriale dotée par la loi, en France métropolitaine, de compétences différenciées.

Valeur cardinale consacrée à la Révolution, l’égalité constitue par ailleurs un principe juridique puissant dont les contours politiques épousent ceux de la Nation, perçue comme un ensemble dont les membres, défaits de tout privilège, doivent bénéficier d’un traitement identique tant qu’il n’existe pas entre eux de différence objective de situation.

La conception française de l’égalité, particulièrement exigeante, s’est accompagnée sur le plan institutionnel d’un grand attachement à l’uniformité statutaire, perçue comme une condition de l’égalité entre les citoyens. À de rares exceptions près, l’ensemble des communes, des départements et des régions a ainsi été soumis à un même cadre juridique et doté des mêmes compétences.
Il résulte de cette conception une grande réticence, en France, à engager des dynamiques de particularisation territoriale toujours suspectes d’introduire une différence de traitement au sein de la Nation.

L’importation dans le champ politique de concepts issus de la sphère économique, comme l’innovation, mais aussi la conception de l’action publique sous l’angle de logiques concurrentielles, a cependant conduit certaines voix à s’élever pour réclamer l’avènement de la différenciation et la modération du lien entre égalité et uniformité statutaire.

La différenciation, qu’elle prenne la forme d’expérimentations préalables ou de la consécration immédiate de particularités de compétences, conduit à doter des collectivités de moyens d’action non généralisés, au nom de particularités ou de besoins locaux.

Elle est souhaitée par des élus appelant à disposer de « nouvelles marges de manœuvre » mais reste contestée par d’autres observateurs, qui voient en elle le dernier avatar d’une conception néolibérale de la décentralisation privilégiant un modèle polarisé conçu à l’aune de la rationalité économique au modèle harmonisé conçu à l’aune de préoccupations d’égalité. Son développement, en effet, interroge. De nature à accroître la mise en concurrence des territoires entre eux au nom de politiques d’« attractivité », elle suppose par ailleurs pour être mise en œuvre la mobilisation de moyens financiers dont ne disposent pas toutes les collectivités.

Elle est ainsi de nature à participer au renforcement des collectivités les plus dotées et à accroître les différences de développement entre territoires. Elle ne saurait dès lors être mise en œuvre sans une forte péréquation financière et le déploiement de mécanismes visant à garantir la cohésion du territoire.

 « La France ne doit point être un assemblage de petites nations qui se gouverneraient séparément en démocraties ; […] Tout est perdu si nous nous permettons de considérer les municipalités qui s’établissent ou les districts, ou les provinces, comme autant de républiques unies seulement sous les rapports de force ou de protection commune »

Abbé Siéyès, Archives parlementaires, tome 8, p. 593.

L'essentiel

Marquée par une grande uniformité du droit applicable aux collectivités, la France tend à s’ouvrir à une progressive différenciation des territoires. 

Cette évolution ne va cependant pas sans risques pour l’égalité de traitement entre les citoyens et la lisibilité de l’organisation institutionnelle du pays.

 © Sébastien Sutter – CeA

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