Thématique – 1
Délimiter les collectivités : territoire vécu ou territoire construit ?
La détermination du périmètre des collectivités territoriales a toujours été épineuse, opposant deux ambitions contraires : celle, ascendante, consistant à consacrer ou préserver par le droit des découpages issus de traditions historiques, géographiques, linguistiques et culturelles et celle, descendante, cherchant à projeter, par la force du droit, de nouveaux espaces territoriaux conçus à l’aune de certains objectifs politiques.
La France a expérimenté les deux méthodes pour bâtir son rapport au territoire. Si les limites communales sont un pur produit de l’histoire et plongent leurs racines dans une histoire très ancienne, la région a quant à elle été découpée, à deux reprises, selon des critères projetés par l’État. Le département, quant à lui, a suivi une voie intermédiaire en alliant à un critère de superficie défini par l’État l’ajustement localisé des limites.
Derrière ces techniques, une question fondamentale : un territoire peut-il être pensé comme une simple aire géographique, ou est-il caractérisé par une population pétrie de représentations qui participent à sa production ?
Découper les collectivités : que dit l’Europe ?
Si elle tend à créer chez les États des effets de mimétisme, l’Union européenne n’impose rien à ces derniers quant au découpage de territoire. Le traité de l’Union européenne dispose en effet que « l’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale ».
Le Conseil de l’Europe, quant à lui, impose en principe que toute modification du découpage territorial fasse l’objet d’une consultation préalable des populations, comme le prévoit l’article 5 de la Charte européenne de l’autonomie locale : « Pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet. »
Le découpage communal : la transposition du territoire vécu
En 1789, les révolutionnaires cherchent à faire disparaître toute trace des anciennes structures au sein desquelles l’organisation féodale et ses privilèges se déployaient.
Le décret du 14 décembre 1789 relatif à la constitution des municipalités dispose ainsi que « les municipalités actuellement subsistant en chaque ville, bourg, paroisse ou communauté, sous le titre d’hôtels-de-ville, mairies, échevinats, consulats, et généralement sous quelque titre et qualification que ce soit, sont supprimées et abolies ». Dans le sillage de la fin des privilèges, ce texte s’emploie ainsi à mettre un terme à toutes les modalités d’organisation politique locale préalables avant d’exposer avant de prévoir qu’il y aura une « municipalité » (puis une « commune », à partir de 1793) dans toutes ces anciennes structures locales traditionnelles, dont le découpage apparaît comme une donnée relativement naturelle.
Le découpage des communes françaises a ainsi pour particularité d’être issu d’un texte ancien, lui-même tributaire d’une histoire communale qui dépasse de loin l’histoire de l’État et de son administration. En 1789, la France compte ainsi 44 000 communes. Malgré les nombreuses tentatives visant à réduire ce nombre par des procédés de fusion, ce chiffre a peu évolué puisqu’à l’issue, la France compte encore aujourd’hui 34 945 communes dont les contours sont restés inchangés ou sont le produit de fusions volontaires.
La commune fait ainsi figure de collectivité à laquelle l’identification sociale est très forte : dans une étude réalisée par IPSOS en 2016, 73 % des personnes interrogées (soit trois personnes sur quatre) déclaraient avoir un attachement fort pour la commune, 22 % déclarant un « attachement exceptionnellement fort ».
Le découpage départemental : une illustration de l’hybridation des méthodes
Soucieux de doter l’État d’un niveau d’administration déconcentrée intermédiaire, les révolutionnaires hésitent : quelle place laisser aux anciens découpages issus de la féodalité, de l’administration monarchique ou de l’Église ? Deux écoles s’affrontent. L’une, portée par Jacques-Guillaume Thouret, entend procéder à un découpage purement géométrique qui consisterait à diviser la France en carrés de superficie identique afin de lutter contre les particularismes locaux suspects de permettre le réveil des anciens privilèges.
L’autre, défendue notamment par Mirabeau, entend permettre la reconnaissance des réalités géographiques, sociales et culturelles du pays dans un cadre guidé par des principes étatiques appelant essentiellement à une certaine homogénéité des superficies. Après bien des débats, cette deuxième position l’emporte et, pendant une année, le découpage départemental a fait l’objet de discussions.
La méthode empruntée par le pouvoir révolutionnaire pour former le découpage départemental a ainsi fait de lui un espace administratif largement négocié : les limites départementales, la définition des chefs-lieux de département et de canton ont ainsi fait l’objet d’adresses, de croquis, de courriers et de pétitions grâce auxquels le découpage s’est assez largement adapté aux structures du territoire vécu.
Ceci explique la rapide institutionnalisation du département, auquel 79 % des français se déclarent attachés selon un sondage IFOP de 2021.
Le découpage régional : la projection d’un territoire construit
Sur le plan historique, les premières revendications régionalistes s’appuient sur la critique du caractère « artificiel » du département et sur la contestation du caractère trop écrasant de l’uniformisation nationale.
Entre 1851 et 1912, au moins 22 projets de partition régionale de la France sont publiés et de nombreux écrits accompagnent ce mouvement. C’est finalement autour de préoccupations économiques que la région va se structurer : les « régions Clémentel », du nom du ministre de commerce de l’époque, sont créées en 1919 dans le but de favoriser la coordination des acteurs économiques par le regroupement des chambres de commerce En 1938, elles deviendront les « chambres régionales de commerce et d’industrie ». En 1941, sous le régime de Vichy, les premiers préfets régionaux sont créés dans ce cadre.
En 1955 sont créés 21 « programmes d’action régionale » que des « circonscriptions d’action régionale » seront chargées de mettre en œuvre en 1960. Leur découpage, produit à des fins purement administratives, sera repris lors de la transformation des régions en collectivités territoriales en 1972 et préservé jusqu’en 2015.
Son artificialité est assumée par le rapporteur du décret du 2 juin 1960 : « Il demeure évidemment entendu que ces vingt-et-une divisions géographiques du territoire que sont les circonscriptions d’action régionale ne constituent qu’une unité de base commode pour l’action administrative et la mise en valeur du pays et ne sauraient être considérées comme de nature à gêner les courants commerciaux, culturels et humains entre les différentes parties du territoire métropolitain ou à porter atteinte aux divisions administratives traditionnelles ».
En 2015, une loi très hâtivement votée procède à un nouveau découpage des régions françaises, réduisant leur nombre à 13. L’exposé des motifs assume, lui aussi, le caractère construit du découpage, évoquant la nécessité de donner aux régions « une taille critique sur le plan géographique, démographique et économique ».
« Je voudrois une division matérielle et de fait, propre aux localités, aux circonstances, et non point une division mathématique presque idéale, et dont l’exécution me paroît impraticable […] L’étendue n’est rien, et la population est tout. »
Mirabeau
L'essentiel
Comment découper le territoire ? Pour répondre à cette question, l’État a longtemps cherché à ménager les identités issues de l’histoire, de la géographie ou des habitudes culturelles. Une conception plus prescriptive, assise sur des représentations statistiques ou économiques, s’est cependant peu à peu imposée, transformant le rapport au territoire.
Constantyn Francken, Remise des clefs de Strasbourg à Louis XIV, 1681, huile sur toile, Musée historique de Strasbourg. Crédits : Musées de la ville de Strasbourg, M. Bertola.